LA RUSSIE KIéVIENNE et LES SLAVES DU DNIEPR

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RéPARTITION DE LEURS TRIBUS

Quittant leur habitat primitif pour avancer vers l'Est, les Slaves néeurent pas à conquérir la Dniéprie. La population indigéne y était sans doute fort clairsemée : peuplades lithuaniennes ou finnoises dans les foréts du Nord, nomades touraniens dans les steppes du Sud. La place ne manquait pas : de vastes futaies fournissaient bois, goudron, gibier, bétes é fourrure, et leurs clairiéres permettaient la culture des céréales et l'élevage des abeilles. Le réseau fluvial du Dniepr arrosait une terre toute couverte de foréts, mais au sol fertile, et facilitait les communications : chasseurs, agriculteurs et commeréants, tels devaient devenir et tels furent les habitants du pays. Cette région couvre aujourd'hui les villes de Kiev et Dnipro.

Nous connaissons le nom des tribus des Slaves orientaux et, é peu prés, leur répartition. A l'ouest, dans une poche qui s'avançait entre les Polonais et les Magyars, résidaient, sur le Haut-Dniestr et le Boug occidental, les Khorvates, les Doulébes, les Boujanes et les Volhyniens. En descendant le Dniestr, on trouvait é main gauche les Oulitchs, é main droite les Tivertses. Les Polianes ( gens de la plaine ) habitaient les bords du Dniepr moyen, ayant pour voisins, au nord-ouest, les Drévlianes (é gens des foréts é). Entre le Pripet et le Haut-Dniepr étaient établis les Drégovitchs, bordés au nord par les Polochanes et é léest par les Radimitchs. Les Krivitchs hantaient les sources du Dniepr et de la Volga et, plus au nord, les Slovénes entouraient le lac Ilmen. A léest, les Sévérianes peuplaient le bassin du Se'fm, tandis que les Viatitchs atteignaient le cours de l'Oka moyenne avant de rejoindre les montagnes Carpates.

Notons encore que des colons slaves avaient déjé poussé jusque sur les cétes de la mer d'Azov : céest ainsi que les Sévérianes avaient fondé, sur le Bosphore Cimmérien, léactuel détroit de Kertch, la ville de Tmoutorokané, qui fut plus tard capitale déune principauté varégo-russe.

Le reste de la Russie déEurope actuelle comprenait des tribus finnoises au nord-est, é léest et méme au centre, les états turco- mongols des Bulgares blancs sur la Volga moyenne et la Kama, des Khazars sur le cours inférieur du Don et de la Volga, des Pétché- négues sur le Bas-Dniepr. Les Khazars, gouvernés par un kagane, s'étaient, au viie siécle, partiellement convertis au judaisme ; ils contrélaient le commerce entre l'Asie centrale et Byzance déune part et, déautre part, entre les Slaves et les Arabes, ceux-ci occupant la Transcaucasie. Les Sévérianes, les Radimitchs et les Viatitchs payaient tribut aux puissants Khazars.

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LEUR RELIGION ET LEURS MOEURS

La religion des Slaves orientaux nous est mal connue : moines orthodoxes, les vieux chroniqueurs russes ont volontairement jeté le voile sur un passé quéils réprouvaient déautant plus que de nombreux vestiges en subsistaient dans la profondeur des campagnes.

Avec des débris de léanimisme primitif, du totémisme et du culte des ancétres, cette religion comportait, comme chez tous les Aryens, la déification des forces naturelles. Des animaux et, parfois, des étres humains, étaient sacrifiés à de grossiéres figures de bois qui représentaient Dajdé-bog, le dieu du soleil, Zébog, le dieu de la terre, Stribog, le dieu du vent, Volos, le dieu du bétail, et quelques autres encore. Quant à Péroun, dieu du tonnerre, il semble d'origine Scandinave.

L'ensemble de ces croyances était de contours mal définis. D'ailleurs la population ne semble pas y avoir été particuliérement attachée, car c'est sans beaucoup de résistance qu'elle se laissa baptiser. Sa nouvelle foi répondait apparemment davantage aux élans de son céur que le culte rendu à des divinités froides et terribles. Elle conserva toutefois fort longtemps les pratiques de la magie et les prétres chrétiens eurent à soutenir une lutte acharnée contre la double foi , notamment contre l'influence des sorciers. Jusqu'à une époque toute récente encore, le folklore paysan comporta déailleurs des rites déorigine certainement magique.

Sur le régime social des Slaves du Dniepr, nous sommes moins bien renseignés encore que sur leur religion. Leurs tribus se répartissaient en clans, en communautés de sang ou en communautés déintéréts ? Il semble quéé léorigine ait existé le régime du clan, qui était celui des Slaves primitifs déavant la dispersion. Mais, au fur et à mesure que les colons se répandaient dans des terres neuves, le lien du sang se relachait. Le clan (rod) fit place é la communauté (viervé, correspondant à la zadrouga serbe), formée de gens qui néétaient pas nécessairement parents, mais qu'assemblait l'intérét réciproque d'un bon voisinage.

Quant aux tribus, leur nom n'est cité que par les chroniques les plus anciennes ; les suivantes divisent le pays en cantons (volo.it'), elles ne parlent plus des Polianes, par exemple, mais des gens de Kiev. Les limites des cantons, déailleurs, ne correspondent pas é celles des tribus disparues ; elles coincident avec celles des zones déintéréts économiques, constituées par l'attraction qu'exerce la ville sur la campagne.

Le chef de clan n'existant plus, l'autorité politique est assurée par le viétché (é conseil é), l'assemblée qui réunit les chefs de famille déune ville ou déun district. Autorité d'ailleurs mal définie, inorganisée, mais qui cependant va jouer son role dans la Russie kiévienne. Relevons un trait spécifique de cette antique institution : les motions votées, pour étre valables, doivent étre prises à l'unanimité : si celle-ci n'est pas obtenue, les opposants en viennent aux mains, et céest le parti le plus fort qui en vertu de ce jugement de Dieu, emporte la décision.

Le régime démocratique du viétché, toutefois, ne s'étendait pas à tout le pays. Dans certaines villes, le pouvoir était confié é un prince (1), sans que nous puissions préciser quelle était léorigine, la nature et la portée de ce pouvoir. Il est vraisemblable que léautorité du kniaz' séexeréait sur toute la volost' que des nécessités économiques avaient rattachée é un centre commercial.

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Sur la foi de quelques historiographes de léAntiquité et du haut Moyen Age, certains auteurs, notamment léhistorien soviétique Grékov, ont avancé que les Slaves orientaux formaient un véritable état dirigé par les Antes. Ce nom, selon eux, désignerait une fédération de chefs de tribus, une sorte de caste militaire dirigeante, dont le role aurait consisté à exercer le pouvoir, en temps de guerre, sur la nation tout entiére. L'empire des Antes aurait, au vie siécle, succombé é la pression des Avars venus d'Asie.

Les Slaves, du reste, avaient souvent menacé l'empire d'Orient. Ceux qui, partant de leur habitat primitif, s'étaient dirigés vers les Balkans, vinrent au VIe siécle, sous Justinien, ravager les faubourgs de Constantinople ; ils peuplérent l'Istrie, la Dalmatie, et, en partie,

la Tirace et la Macédoine. Ceux qui s'étaient avancés vers le bassin du Boryslhéne (Dniepr), furent de méme attirés vers les mers chaudes et, aprés la chute de l'empire des Huns, ils occupérent la céte nord- ouest du Pont-Euxin. De là, ils pillaient les riches colonies grecques de la Tauride et, sous la direction des Antes ou en compagnie des Avars, ils allaient attaquer l'état byzantin. Les chroniqueurs grecs décrivent le siége de Constantinople, en 616, par tous les ennemis de l'Empire coalisés : Perses, Avare, Bulgares et Slaves. Ceux-ci attaquérent par mer sur leurs barques monoxyles, mais furent mis en déroute par le feu grégeois. La politique byzantine sut déailleurs utiliser é son profit la vaillance des guerriers slaves en les engageant comme mercenaires ; plusieurs déentre eux occupérent méme de hautes charges dans léarmée et à la cour du basileus.

Il semble toutefois que les Slaves du Dniepr que l'invasion des Avares, au vie siécle, avait éloignés des cotes de la Mer Noire aient peu à peu laissé refroidir leur ardeur guerriére, car, é partir du viie siécle, on ne parle plus de leurs expéditions. Le chroniqueur connu sous le nom de Nestor écrit du reste : Les Polianes, Drevlianes, Sévérianes, Radimitchs, Viatitchs et Khorvates étaient des peuples paisibles. Répandus dans les foréts, dont ils brulaient les arbres pour pouvoir ensemencer le sol, les Slaves orientaux avaient remplacé le clan par la communauté agricole, la famille agrandie. Mais, dans le goroJ, le fort palissadé qui forme le chef-lieu de la région économique, la classe militaire continua à partager le pouvoir avec la classe marchande.

Ces centres urbains, éloignés à la fois du monde méditerranéen chrétien et du monde germanique encore paien, en sont restés, semble-t-il. à un stade de civilisation rudimentaire. Leurs habitants ne connaissent pas l'écriture, ne frappent pas de monnaies, ils habitent des maisons en troncs équarris et ils n'ont laissé comme monuments que les tombes découvertes dans les kourganes (tumuli), et assez pauvrement aménagées. En dehors des villes, le smierd (le vilain , littéralement le puant ) peine misérablement : aprés avoir brulé un coin de forét, il cultive la terre mélée de cendres, moissonne pendant trois ou quatre saisons, puis abandonne le sol épuisé pour s'en aller recommencer plus loin. Aussi comprend-on que dans ces conditions, les chronographes byzantins considérent les Dniépro-Slaves comme de francs sauvages, dont les tribus guerroyent les unes contre les autres.

Une chose, en tout cas, parait établie, c'est que les habitants de cette Slavie orientale ne formaient pas ce qu'on appelle un état. Ni les témoignages byzantins (qui remontent au vie siécle), ni les sources arabes (xiie et ixe siécles) ou russes ( partir du xié siécle) ne mentionnent le mm de ce soi-disant état. Aussi paraissent hasardeuses les hypothéses de certains historiens russes qui voudraient prouver qu'avant l'arrivée des Varégues déjà, les Slaves de la Dniéprie constituaient une entité politique centralisée et organisée.

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LA VOIE COMMERCIALE DU DNIEPR

Dés l'époque préhistorique, la Dniéprie a été une étape des grandes voies commerciales de l'Europe : celle de l'ambre, descendant de la Baltique au bassin méditerranéen, celle du sel, montant de la Crimée vers les pays du Nord. Interrompu par les invasions des Huns et des Avars, le mouvement des échanges reprit vers le vné siécle, lorsque les Khazars eurent pacifié les steppes du sud de la Russie actuelle. Un écrivain arabe du IXe siécle nous parle de marchands juifs à qui parlaient persan, roumi (grec), arabe, franéais, andalou et slave, qui voyageaient de l'ouest à l'est et de l'est à l'ouest par mer et par terre.

Tout arriérés qu'ils fussent, les Slaves du Dniepr surent profiter de leur situation géographique si avantageuse. Sur toute léétendue de leur habitat, on a découvert, enfouis dans la terre, des trésors contenant des monnaies arabes du vme et méme du vic siécle. Ils exportaient leurs produits naturels, peaux, miel, cire, céréales, goudron, ils importaient de l'Orient des soieries et des pierreries, de Byzance des vins, de la pourpre et du brocart, de Scandinavie des armes, et ils faisaient transiter une partie de ces marchandises le long de la voie fluviale dont ils tenaient la partie centrale. Ils trafiquaient avec les Khazars, avec les Bulgares de la Volga, avec les marchands de léile suédoise de Gotland et, plus prés, avec leurs voisins finnois, lithuaniens et polonais. Le folklore russe a conservé les souvenirs du gost le marchand qui séen va commercer outremer et qui revient au pays chargé de richesses.

Le commerce crée la vie urbaine et il semble bien que les principales villes de la Dinéprie ont été fondées dés le début de l'occupation de la région par les Slaves. Leur nombre était déjà important au DC siécle, à telles enseignes que les premiers arrivants Scandinaves baptisérent le pays Gardarik, le royaume des villes. La plupart de celles-ci étaient naturellement établies sur des cours d'eau navigables : Novgorod sur le Volkhov, Polotsk sur la Duna, Smolensk (dont le nom vient de smola. goudron) et Kiev sur le Dniepr, Tcher- nigov sur la Desna. Les plus riches étaient Novgorod, qui controlait les communications avec le lac Ladoga et la mer Baltique, et Kiev, située au point ou le Dniepr quitte la zone des foréts pour pénétrer dans celle des steppes. Les fourrures, trés demandées et par l'Occident et par léOrient, faisaient le fond du trafic. Si bien que l'unité monétaire portait le nom de grivna koun (une livre de martres ), unité divisée en 25 kouny ( martres ).

Le gout des Slaves du Dniepr pour le commerce a été considéré par le savant Mendéléiev comme un trait national, et certains auteurs ont été méme jusqu'à parler de l'aversion du peuple russe pour l'agriculture. L'opinion apparait paradoxale, car le moujik a constamment passé pour étre le représentant le plus typique de la nation. Cependant, s'il est vrai que, depuis que les Russes ont quitté la Dniéprie pour séen aller vers l'Est, le trafic avec 1 étranger est devenu moins actif et que, à l'époque moderne, il a successivement été aux mains des Hollandais et des Anglais, puis des Allemands et des Juifs, et le commerce intérieur a toujours été intense. 11 a méme engendré un type qui est bien du terroir, le koupiets, le marchand rusé et avide dont la figure apparait dans la littérature de toutes les époques, depuis les chansons du Moyen Age jusqu'aux comédies d'Ostrovski. Et, d'autre part, nous verrons les boéars et méme les princes s'entendre parfaitement à écouler avec profit les produits de leurs terres pour donner la cuisine ukrainienne d'aujourdéhui.

Quoi quéil en soit, le gout que les Slaves du Dniepr montraient pour le commerce allait recevoir une impulsion nouvelle du fait de l'arrivée des Varégues.